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L'action internationale

Journal de bord sur l’Ocean Viking #3 : "Pressions en haute mer"

Chaque semaine, suivez le récit de notre collègue Camille, en mission à bord de l’Ocean Viking, un bateau de sauvetage en Méditerranée. Plongez au cœur des défis quotidiens, des moments de solidarité et des réalités humaines que vivent les équipes et les rescapé.e.s en mer.

Mercredi 23 octobre 2024
Météo : Légère brise, mer calme

Il est 07:00 et j’arrive au ponton « Hi bridge », c’est le protocole ici. C’est super silencieux comme d’habitude, mais il y a une tension palpable. Yann, qui est un des marins sauveteurs est là aussi, il se fait un café, et je vois au loin deux bateaux non-identifiés.

C’est ça aussi la réalité de ce contexte : en plus de la criminalisation des organisations humanitaires qui opèrent en mer, l’Europe finance des pays tiers pour contenir les personnes qui veulent fuir, et cela ouvre la voie aux trafiquants d’êtres humains et aux milices, qui exploitent la vulnérabilité de ces personnes pour en tirer profit.

Je sors sur le pont pour remplacer Bastien, il fait super humide, et j’ai l’impression de rentrer dans les vestiaires d’une piscine publique. Au moment où je prends mon shift pour le lookout, il me briefe rapidement : trois hommes masqués, armés de mitrailleuses, tournent autour de notre bateau. Ils annoncent « Welcome to Libya » en arabe à la radio, pour s’assurer qu’on a bien compris. En filigrane, c’est leur façon de nous dire « on sait qui vous êtes, on sait que vous êtes là ». Carrément de l’intimidation.

Je me plonge dans mon heure de lookout comme dans une apnée. J’écoute d’une oreille un podcast de Grand Portrait Blue Note pour découvrir la quintessence du jazz, tandis que de l’autre pend ma radio VHF, prête à prévenir le pont au cas où j’apercevrais quelque chose. Le contraste est troublant : scruter l’horizon – un mélange de gris et de bleu – en écoutant un morceau de Coltrane, et sentir à chaque fois que je tombe sur ces bateaux non-identifiés une rage énorme. Respire, le calme, la mer, l’horizon, la rage… Respire, le calme, la mer, l’horizon, la rage…

J’entends derrière moi « Ciao ciccia », c’est Caterina. Mon heure de shift est déjà passée, c’est à mon tour de la briefer et de filer en bas pour la réunion du matin. Je mets toujours un peu de temps à redescendre après mon lookout, j’ai besoin d’un moment seule, en mangeant mon pain au Nutella. Meliya me glisse « Ça va, ma belle ? T’as de ces cernes… t’as mal dormi, toi ? ». Je rigole, la bouche pleine de chocolat, en essayant d’expliquer que j’ai sûrement trop appuyé les jumelles sur mes yeux. Ce matin, c’était vraiment comme sortir d’une piscine publique.

Actuellement nous sommes le seul bateau humanitaire dans la zone n°1. Les autres bateaux sont soit en arrêt technique, voyagent vers le nord avec des rescapes à leur bord ou sont en détention. 25 détentions depuis que le décret Piantedosi est sorti. Ce décret une loi vise à limiter les activités de sauvetage en mer et, en violation du droit maritime international, impose aux organisations humanitaires de rejoindre un port immédiatement après un sauvetage, les forçant à ignorer d’autres embarcations en détresse.

Les ONG risquent amendes, détentions et confiscation de leurs navires en cas de non-respect. L’Ocean Viking à lui seul a été détenu trois fois en une année, ma dernière mission à bord en novembre 2023 s’était d’ailleurs terminée comme cela, le bateau avait été mis en détention pour avoir sauvé des vies. Dans quel monde on vit tout de même.

En plus de cela, les autorités italiennes assignent systématiquement des ports éloignés aux bateaux humanitaires après un sauvetage, les obligeant à parcourir des centaines de milliers de kilomètres supplémentaires. En 2023, ces trajets inutiles ont totalisé 150 000 km, ce qui représente 3,5 fois le tour du monde…

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